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dimanche, avril 2, 2023

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Le cimetière, c’était chez eux

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Quand son médecin lui demande si elle prend soin de marcher un peu, parce que c’est bon pour sa santé, Jeanine Devit répond avec l’espièglerie enfantine que retrouvent parfois les personnes d’un grand âge : « Je marche, oui. Au cimetière. Sur les routes, les voitures me font peur ». Un jour d’orage et de lumières automnales fabuleuses, nous voilà dans les allées du cimetière de Saint-Estèphe avec cette femme de 84 ans. Toussaint, approche. En prévision de la fête de tous les saints dans l’Église catholique, sur le portail d’entrée du cimetière, une affichette indique que seront bientôt mis en vente les chrysanthèmes, ces fleurs qui ont remplacé à partir du milieu du XIXsiècle la flamme des bougies déposées sur les tombes des défunts. « J’aurai 85 ans en janvier, le jour de la Saint-Vincent, le patron des vignerons. Et je ne bois que de l’eau », déclare Jeanine Devit d’une de ses répliques bien senties.

Cette Stéphanoise pur jus, née Lubet, n’a pas la langue dans sa poche pour relever ce qui cloche dans ce cimetière où elle a travaillé pendant trente-sept ans, aux côtés de son mari Jean Devit, décédé en 2014. Jeannot pour les intimes, fossoyeur de 1964 à 1995, que nous avions rencontré en 2004 aux côtés d’Alain Montfort, celui qui lui avait dignement succédé pour veiller sur les lieux à partir de 2001. Les allées du cimetière étaient alors entretenues comme s’il s’agissait d’un jardin public, avec ses arbres d’ornement parfaitement taillés.

« C’était Jeannot et Jeanine »

Seize ans plus tard, dans ces mêmes allées du cimetière. « Si ça avait été moi, il y a longtemps que je les aurais enlevées, ces feuilles mortes, et que j’aurais arraché l’herbe », soupire Jeanine Devit. Elle qui assistait son mari, agent de salubrité, employé communal pour le cimetière « mais seulement dix jours par mois ». « Le reste du temps, il fallait assumer les inhumations. On faisait des caveaux. On faisait la maçonnerie. On entretenait les tombes des familles qui le demandaient. Elles me payaient pour que j’enlève la mousse sur la pierre, pour laver le granit à la Toussaint… Mais je ne prenais pas cher ! Et pour les familles qui ne le demandaient pas, eh bien les tombes étaient faites aussi ! Vous savez, il fallait faire le tour du cimetière pour trouver quelques herbes ! J’en ai passé des heures à quatre pattes pour les arracher. »

S’ils avaient une entreprise pour tout ça ? Elle en rigole. « Oh non ! C’était Jeannot et Jeanine. C’est tout. Tout le monde nous connaissait. » Elle se souvient n’avoir été payée pour son travail au cimetière que pendant les cinq années après la retraite de son époux, du
1er avril 1995 à janvier 2001. Chez ses parents, elle était « aide familiale ». Alors, pensez donc, si elle n’avait dû compter que sur la « pension de réversion » de son mari, ce serait ric-rac, heureusement que le fruit de la vigne héritée de ses parents lui permet de mettre du beurre dans les épinards.

En 2004, Jean Devit nous disait avoir enterré 1 500 de ses compatriotes. Parfois des gens qu’il avait connus et aimés. « Le premier enterrement d’une petite fille qu’il connaissait bien, il m’a dit :  »Je ne pourrai pas ». Il était sur le reculoir. Je l’ai un peu secoué. Je lui ai dit :  »Tu l’as voulu, il le faut ». » Avant que les mini-pelles mécaniques ne prennent le relais, le fossoyeur a soulevé « des tonnes de terre, à la pelle ! » Jeanine Devit, elle, faisait « le manœuvre ».

Le cimetière, elle l’avoue avec son petit rire, « c’était notre propriété ». « C’était reposant. Les petits oiseaux venaient nicher. Il y a toujours quelqu’un qui venait nous voir. » « Mon père, il a un cimetière », disait leur fils Didier quand il était écolier. Le lien est si fort avec ce lieu qui, à ses yeux, n’était pas triste, « parce que c’était très fleuri, avec les bégonias et les pensées ». À ses débuts pourtant, l’acclimatation avec l’ambiance, le faux silence des pierres, n’a pas été évidente, parce que « dans un cimetière, on entend beaucoup de bruits insolites, un vase qui a chaviré, une plaque funéraire détachée qui tape avec le vent… »

« Jeannot, ils ont coupé les buissons ! »

De A à F pour le « grand cimetière », G et H pour le « petit cimetière » : Jeanine Devit connaît sur le bout des doigts l’organisation des sections. Son œil averti décèle si le choix d’un emplacement est le bon, selon qu’il s’agit d’un caveau en élévation ou en profondeur. Prête à faire la leçon, y compris à « Madame le maire », pour expliquer ce qui est fait selon elle en dépit du bon sens. Dans un cimetière, il y a un ordonnancement et une logique à respecter.

« Jeannot, ils ont coupé les buissons ! » Elle avoue avoir poussé « un cri » ce jour où, arrivant « par le fond du cimetière », poussant sa bicyclette, elle a constaté que les buissons de laurier-tin qui « fleurissent blanc » avaient été arrachés. Ces buissons chéris devant lesquels son mari avait été photographié quand il était gamin. « Ça m’a fait mal. Tout ça pour ne pas avoir à tailler les buissons ! » Les ifs alignés dans une allée faisaient « la fierté » de son mari. Près d’une sépulture en ruines s’épanouit un autre if qu’ils ont planté et vu s’épanouir : « Je ne voudrais pas qu’ils me l’arrachent. C’est un peu mon petit. »

Devant l’entrée principale du cimetière et son imposant portail en pierre de taille – l’oméga (Ω), dernière lettre de l’alphabet grec, symbole de la fin, y est gravé -, elle se moque gentiment des barrières en bois qui ont remplacé les chaînes. « Ça fait ranch. » Elle est comme ça, Jeanine Devit, directe, incisive, drôle parfois, émouvante, pudique. Croyante ? Oui. Une enfance heureuse ? « Oh ! Ma mère était sévère. » Le tombeau où sont enterrés ses parents, grands-parents et arrière-grands-parents « et peut-être même arrière-arrière-grands-parents », se trouve en section B. La tombe des parents de son mari est en section C. Jean Devit repose en section H. Comme ça, leurs ancêtres « gardent l’entrée » et eux, Jeannot et Jeanine, garderont « la sortie ».

Dominique BARRET

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